secondaire collégial: examen professionnel didactique du FLE 2010
secondaire collégial: examen professionnel didactique du FLE 2010
Examens d’Aptitude professionnels cycle collégial accès à l’échelle 11
année 2010
langue française durée 2h coefficient 2
Bien des gens ne lisent que pour éloigner l’ennui, comme ils écoutent la radio, regardent la « télé » les images, ou feuillettent les journaux. L’imprimé pullule et on pourrait dire, après tout, que les gens n’ont jamais tant lu. Mais il y a lire et lire. La vraie lecture commence quand on ne lit plus seulement pour se distraire et se fuir, mais pour se trouver. Il y a un jour où tout inconsciemment on passe de l’un à l’autre. Ce peut n’être pas volontaire, mais l’effet du plaisir même, d’une sorte d’envoûtement dont un livre, qu’on tient dans ses mains et qu’on ne peut plus quitter, est la cause. Ce n’est pas non plus encore lire que de lire pour apprendre, pour savoir, pour s’informer, et pour des raisons professionnelles. Joubert disait que « notre sort est d’admirer et non pas de savoir ». La vraie lecture est la chose la plus intime et la plus désintéressée, encore qu’il ne s’y agisse que de nous-mêmes. C’est un temps qu’on se donne pour ne plus vivre par influence, par contagion, mais pour reconnaître, choisir son propre chemin et devenir soi-même. Un livre est un outil de liberté. Nous y découvrons la vie d’un autre, soit l’auteur, soit l’un des personnages qu’il a créés, et nous l’examinons avec une bien autre insistance et une bien autre loyauté que la nôtre propre, et ainsi devenons-nous un peu autres nous-mêmes sans y prendre garde. Un livre est un objet devant soi, quelque chose sur quoi on peut réfléchir, à quoi on peut revenir, qu’on peut corriger, contredire, discuter, quelque chose qu’on juge. Les images, les sons passent aussi vite que les moments successifs de la vie. Un écrit, un livre reste. Il faut devant lui dire oui ou non. Il fallait autrefois, pour former un homme, le tirer de son silence et lui faire entendre le chant du monde autour de lui. Il faut peut-être autant aujourd’hui ramener à son silence, le sauver du bruit et le reconduire à la solitude. Un livre est une conversation et tout ensemble cependant un exercice de solitude. Je veux ici écarter l’anecdote tout personnelle, mais je repense souvent à ces nuits de mon adolescence, durant lesquelles je me battais avec le destin et découvrais dans les livres ce que pouvait être une vie libre par opposition à celle que je subissais. Lit-on un grand roman? On s’identifie à son héros. On y vit par procuration. Et cela devient plus conscient, et vient le moment où on ne lit plus pour aucun intérêt, pour aucun profit, rien que pour « admirer », en toute gratuité et dans une joie indéfinissable, au-delà de soi-même.
Jean Guéhenno, Carnets du vieil écrivain, éd. Grasset, 1971